"Je suis loin d'être une experte" 1/3
Phrase bien connue de celles et ceux qui souffre du syndrome de l'imposteur. Mais d'ailleurs, que signifie vraiment cette expression ?
Il y a quelques jours, un ami me propose de co-animer une session d’initiation au DJing avec lui. “Euh… Je sais pas trop quelle légitimité j’ai pour donner un cours… Je débute !”, ce à quoi il me répond “Surmonter le syndrome de l’imposteur”. Ah ? Pourtant, je me sens bien loin d’être une experte. Il n’y a pas un univers que j’ai exploré sans me sentir complètement incompétente, animée par une peur panique que le monde réalise cette supercherie. Je sais que je ne suis pas la seule. Peut-être même que vous ressentez la même chose. Ni une, ni deux, cela me donne envie d’explorer ce sujet avec vous. Je vous propose qu’on fasse cela en trois volets : l’origine du terme, les causes et enfin des pistes de solutions pour y remédier.
Le concept du syndrome de l’imposteur
Ce sont deux psychologues américaines, Pauline Rose Clance et Suzanne A. Imes qui ont formulé et théorisé ce terme en 1978. La première travaille au Oberlin College. et observe que de nombreuses étudiantes accomplies partagent la même préoccupation : malgré de solides antécédents, ces femmes ont le sentiment qu'elles ne méritent pas leur succès. Elles attribuent leurs réussites à la chance et sont persuadées qu'elles seront "découvertes" et renvoyées de l'école. Ayant elle-même expérimenté ce schéma psychologique, Pauline Rose Clance décide de réaliser une étude sur le sujet, accompagnée de sa collègue Suzanne A. Imes. Elles émettent l’hypothèse que les femmes cisgenres seraient particulièrement prédisposées au phénomène de l'imposteur. Après avoir interviewé 150 sujettes, elles rédigent leurs conclusions dans un article intitulé "The Impostor Phenomenon in High Achieving Women".
Les comportements-types du syndrome de l’imposteur
Les deux psychologues définissent trois comportements propres à ce qu’elles appellent le “phénomène de l’imposteur”, Imposter Phenomenon en anglais :
- Un travail acharné et rapide, par crainte que leur incompétence perçue soit exposée au grand jour. La peur que "leur stupidité soit découverte" est constamment présente ; par conséquent, ces femmes étudient ou travaillent très dur pour continuer à “camoufler ce mensonge”.
- Une réserve sur l’expression de leurs véritables idées, opinions et sentiments. Les sujettes préfèrent dire ce qu’elles pensent que leurs professeur·es, leurs superviseur·es et leurs collègues veulent entendre, mêmes si elles ont parfois des opinions personnelles différentes.
- La recherche de réconfort, de soutien et de validation auprès de leur·es supérieur·es. Pour cela, elles utilisent leur charme et leur perspicacité afin de gagner l'approbation d’une figure d’autorité admirée ou reconnue. Cette recherche de validation les pousse dans une quête sans fin, puisqu’une fois obtenue, elles en douteraient à nouveau, créant ainsi un cercle vicieux.
Les deux chercheuses fondent leur approche sur les travaux de recherches de l’anthropologue Margaret Mead, réalisés en 1949. Elle note que la femme qui réussit ou qui est indépendante "est considérée comme une force hostile et destructrice au sein de la société". Selon Mead, la féminité d'une femme serait remise en question par sa réussite. Les études de la psychologue Martina Horner (1972) confirment l’observation selon laquelle de nombreuses femmes ont pour motif d'éviter le succès par crainte d'être rejetées ou considérées comme moins féminines si elles réussissent. Pauline Rose Clance et Suzanne A. Imes ajoutent "puisque la réussite des femmes est contre-indiquée par les attentes de la société et leurs propres évaluations internes, il n’est pas surprenant que les personnes de notre échantillon aient besoin de trouver des explications à leurs réussites autres que leur propre intelligence, comme le fait de tromper d'autres personnes. Contrairement aux hommes, qui ont tendance à considérer que leur succès est attribuable à une qualité inhérente à eux-mêmes, les femmes sont plus susceptibles de justifier la raison de leur succès par une cause externe (la chance, le hasard) ou à une qualité interne temporaire (l'effort)”.
Un mécanisme psychologique plus qu’un symptôme
Depuis, le postulat de départ a été remis en cause : si les femmes semblent plus souvent affectées, cela ne prouve pas qu’il s’agit du seul genre concerné. Voici la définition publiée dans le Harvard Business Review : "un ensemble de sentiments d'inadéquation qui persistent malgré un succès évident. Les “imposteur·es” souffrent d'un doute chronique et d'un sentiment de fraude intellectuelle qui l'emportent sur tout sentiment de réussite ou toute preuve extérieure de leur compétence." Que ce soit dans la parentalité, le mode de vie ou encore dans l’expression artistique, ce phénomène ne se limite pas non plus à la carrière professionnelle. Tant et si bien que les psychologues Jaruwan Sakulku et James Alexander estiment que 70% des personnes seraient touchées par ce syndrome ou vivraient un épisode de ce syndrome au moins une fois dans leur vie1.
D’ailleurs, Pauline Rose Clance et Suzanne A. Imes déplorent l’utilisation du terme “syndrome”, qui l’assimile à une maladie, alors qu’il s’agit d’un mécanisme psychologique. Ce phénomène ne correspond pas aux critères cliniques d'un syndrome psychologique, qui est défini comme un ensemble de symptômes provoquant une détresse intense ou interférant avec la capacité d'une personne à fonctionner. Dans une interview donnée à la journaliste L.V. Anderson pour Slate.com, Clance déclare "Je ne sais pas exactement quand on a commencé à l'appeler un syndrome, mais je pense que, d'une certaine manière, il est plus facile pour les gens de penser à cela qu'à un phénomène. Ils ne sont pas tout à fait sûrs de ce que signifie phénomène". Elle ajoute que "si je pouvais tout recommencer, je l'appellerais l'expérience de l'imposteur, parce que ce n'est pas un syndrome, un complexe ou une maladie mentale, c'est quelque chose que presque tout le monde vit."
Donc récapitulons : ce qu’on appelle “syndrome de l’imposteur” ne serait donc pas exclusivement féminin. Nous pourrions tous et toutes rencontrer ce mécanisme psychologique à un moment de notre vie. Je ne sais pas vous, mais ça me fait du bien de sentir que tout le monde peut embarquer dans le bateau de l’imposture. Mais, est-ce que c’est le cas d’ailleurs ? Y-a-t-il des personnes plus touchées que d’autres ? Et surtout pourquoi ? Nous verrons cela la semaine prochaine, notamment grâce aux travaux de l’experte sur le sujet Valerie Young et de l’écrivain et chercheur Nicolas Sarrasin. Si vous souhaitez recevoir ce deuxième volet directement dans votre boîte mail, vous pouvez vous abonner à ma newsletter ici. Il est désormais disponible ici.
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Sur ce, je vous dis à la semaine prochaine, et vous fais cadeau de ce petit hérisson tout mignon qui fait du canoë 👇
La lecture : Feeling Like an Impostor Is Not a Syndrome, écrit par L.V. Anderson pour Slate.com
Le podcast : “Le syndrome de l'imposteur : pourquoi nous hante-t-il ?”, par Cyrielle Bedu pour le podcast Émotions, produit par Louie Media.
La musique : Human, par Sevdaliza
Ce chiffre a été partagé dans l’article « The impostor phenomenon », écrit par Jaruwan Sakulku et James Alexander et publié dans le International Journal of Behavioral Science en 2011.